Liban 29 avril 2004

Lorsque mon Ami le Docteur TAWIL m’a invité à venir prendre la parole devant vous et à m’exprimer sur ce Liban qui m’est si cher, c’est avec une rare émotion qu’immédiatement mes sentiments, à nouveau, se sont mêlés aux réflexions qui depuis bien des années maintenant me portent vers le Pays du Cèdre.

Il est en effet difficile d’évoquer la situation et l’histoire du Liban et de son peuple, et de faire le tri entre ce qui est ressenti et ce qui est intellectuellement entendu, difficile en définitive, de faire le tri entre la raison et la passion.

C’est donc adossé à la fois à mes sentiments et à ma raison que le Francophone que je suis, comme vous tous ce soir, vient vers vous témoigner de la chance merveilleuse qui m’a été donnée de connaître le Liban et de compter parmi vous mes plus chaleureux et fidèles compagnons : compagnons de la Francophonie, compagnons de voyages, compagnons d’espoirs, c’est à vous que je veux rendre hommage ce soir.

Le Liban a accueilli à Beyrouth, en octobre 2002, le IX° Sommet de la Francophonie, autour du thème Le Dialogue des Cultures. Ce Sommet avait été initialement programmé pour octobre 2001 mais, étant donné les évènements du 11 septembre, il fut reporté une année.
J’étais de ceux qui ne le souhaitaient pas.
Il me semblait même particulièrement opportun en ces heures chaudes, pour reprendre une expression de l’ère des blocs Est-Ouest, que soit rappelé d’une part, que l’Orient n’est pas opposé à l’Occident et d’autre part, qu’aucune nation et aucune civilisation ne peut se suffire à elle-même.
J’irai même plus loin : il ne me semblait pas de meilleur moment que le lendemain des évènements du 11 septembre pour aborder le thème du Dialogue des Cultures, dans le cadre d’une Organisation transnationale et transculturelle comme la Francophonie, au Liban qui plus est.
Et puis, à l’heure actuelle, malheureusement, je me dis qu’un tel Sommet, autour de ce même thème, est encore particulièrement à propos.
Cela démontre la pertinence de la Francophonie.
Cela démontre également que le Liban est un témoin privilégié et à ce titre, qu’il a un rôle immense à jouer.

Le Liban, il est vrai, a acquis une expérience incomparable en matière de diversité culturelle. Son histoire, son tissus social et religieux, sa structure économique et le sens de l’entreprise de ses populations manifestent une longue tradition d’ouverture et d’échanges. Une longue tradition qui, par-delà tous les sursauts et toutes les incertitudes, a vu émergé une culture une et plurielle.

Cette culture a pris vie sur des rivages magnifiques et à l’abri de montagnes enneigées, d’une façon époustouflante. Là se sont d’abord érigées, dès le IIIème millénaire avant Jésus-Christ, les plus anciennes villes du monde. Non contentes de marquer le passage de la société agraire à l’urbanisation, avec les aspects de continuité et de fondation que cela comporte, ces villes ont également développé le premier alphabet phonétique de l’humanité. On retrouve les traces de cette écriture à Chypre, à Malte, en Espagne, en Anatolie, ainsi que dans les écritures araméenne et hébraïque. A la magnifique exposition organisée par l’Institut du Monde Arabe à Paris il y a quelques années (2001 je crois), les visiteurs ont d’ailleurs pu admirer les dix-neuf lettres que composent cet alphabet sur le sarcophage d’Ahirom : ces lettres qui courent tout le long des neuf tonnes de pierre calcaire forment l’hymne d’un fils à son père. Tout un symbole. Le partage oral et écrit d’une même langue a bien évidemment favorisé une organisation stratégique commune, la mise en place de véritables routes commerciales puis des colonies.
Byblos, Tyr, Saïda, Beryth, Arca, dispersées sur le littoral, ont tissé à l’aube de toute autre la civilisation phénicienne.
Les voiles se sont gonflées bien sûr et les nefs ont parcouru plus avant la Méditerranée, commerçant avec des contrées de plus en plus éloignées les bois de cèdre et de chêne, le pourpre, la fine verrerie et l’artisanat. Puis vinrent les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Arabes et les Croisés, les Ottomans, les Mamelouks, les Français.

Toutes les terres du monde ont connu – et connaissent encore – des migrations successives de populations diverses venues de plus ou moins loin. Cela est vrai sur les vieux continents comme au Nouveau Monde. La France en est un exemple, les Etats-Unis en sont un autre.
Ces populations, en définitive et au fil du temps, composent un peuple, formant alors comme autant de strates humaines.
Singulièrement, la terre du Liban, nichée dans un environnement historique antique entreprenant, carrefour entre l’Orient et l’Occident, qui plus est au bord de l’Afrique et bénéficiant d’un accès vers l’Asie centrale et la Russie, fut un pôle d’attraction évident.
Et les populations qui s’y retrouvent constituent une mosaïque étonnante et riche.
Il présente aussi l’une des plus grandes diversités religieuses au monde, qui se répartit en trois principaux groupes. Les Chrétiens Catholiques d’une part : Maronites, Grecs-catholiques, Arméniens-catholiques, Syriaques-catholiques, Catholiques Latins, Chaldéens-catholiques ; les Chrétiens non catholiques d’autre part : grecs-orthodoxes, Arméniens-orthodoxes, Syriaques-monophysistes, Assyriens, Protestants, Coptes-orthodoxes, Chaldéens-orthodoxes ; les Musulmans enfin, qui sont majoritaires : Sunnites, Chiites, Druzes, Alaouites.

La culture libanaise, des Phéniciens à nos jours, a ainsi conjugué intrinsèquement, tout le long de son histoire et actuellement encore, dans sa diversité, la nécessité du « dialogue des cultures ».
La consolidation du lien national libanais réclame une élaboration qui se renouvelle tous les jours. Cela va plus loin que la simple tolérance : cela implique constamment de profiler la dissemblance, de façon impulsive, vers la contribution à sa propre identité. Cela intègre également la compréhension des particularités comme autant de déclinaisons de l’universel.
C’est précisément là que le Liban devient le témoin d’un ordre international composite, multiple mais un, et que l’esprit Francophone s’y manifeste plus encore dans la profusion de la vie et des rencontres que dans le partage d’une seule langue.

La Francophonie, depuis son émergence comme organisation sur la scène internationale, a placé au centre de ses préoccupations, au-delà de la langue, la place de la culture dans la définition des identités et le développement. Ce faisant, l’ensemble francophone reconnaît et affirme la pluralité et la complexité des identités culturelles des pays qui le composent et, partant, l’existence de francophonies diverses.
Mon ami Stélio FARANDJIS y fait d’ailleurs allusion, avec son brio habituel, lorsqu’il évoque l’Arabofrancophonie : le rapport du Haut Conseil de la Francophonie dont il a longtemps et brillamment assuré le Secrétariat Général, citait ainsi dès 1999 :
« l’Arabofrancophonie, quant à elle, est une des illustrations les plus manifestes du métissage francophone. Il s’agit, en effet, de bien prendre conscience que la langue française et la langue arabe ne suivent pas des chemins parallèles ou étrangers, mais qu’elles vivent de plus en plus en état de coexistence, de convivialité, de symbiose. Dans beaucoup d’endroits et chez des populations de plus en plus nombreuses, le couplage est bien réel, et pas seulement chez les élites françaises orientalistes et arabes francisantes, mais chez des jeunes des villes du Maghreb et des banlieues urbaines de France, de Belgique et du Québec ».

On mesure pleinement, actuellement, sur la scène internationale et jusque dans la politique intérieure française, la nécessité qu’il y a à prendre en compte le paramètre linguistique et culturel et à entreprendre, là encore, tous les jours, le dialogue des cultures.

Le Dialogue des cultures est le fruit d’une évolution.
La Francophonie a tout d’abord envisagé, au Sommet de Maurice en 1993, la notion d’« exception culturelle ». Mais cette notion est apparue trop figée, trop frileuse, et qui plus est insuffisante pour mettre en place une vraie stratégie de développement des cultures. En lui préférant par la suite la notion de « diversité culturelle », plus ouverte et plus dynamique, la Francophonie s’est engagée dans une perspective de valorisation globale du recueil mondial des cultures. Enfin, de la « diversité culturelle », il y avait un pas encore à faire vers la rencontre, l’incontournable et ô combien enrichissante rencontre de l’autre : et naturellement, la thématique du « dialogue des cultures » s’est imposée.
Décidée à Moncton en 1999, elle s’est réalisée à Beyrouth. Depuis des siècles, des millénaires.

Façonnée par l’histoire et la géographie, dessinée par les interactions, pacifiques ou violentes, avec ses voisines, une culture est à la fois une ouverture et un refuge. Au Liban, la vingtaine de communautés confessionnelles (officiellement 18) qui disposent d’une existence juridique et relèvent d’un droit spécifique, constituent autant de refuges. Mais laquelle de ces communautés libanaises n’est pas influencée, non pas occasionnellement mais au quotidien, par les arts et les idées, par les langues, des autres communautés ?
Le respect des cultures ne doit pas correspondre à une crispation, mais bel et bien correspondre au dialogue.

Les moyens de communication et d’information qui ont vocation à accroître naturellement les échanges, ne suffiront pas seuls à élancer les cultures les unes vers les autres : d’ailleurs, il est curieux de voir comment autour de ces moyens se fédèrent encore plus les différentes cultures. Aux informations en Anglais répondent les informations en Arabe, puis en Français.
Cela est bien. Mais ces technologies véhiculent et illustrent aussi deux dangers, dans la simple mesure où elles tendent à refaire, mais aussi à défaire, les systèmes imaginaires et normatifs constitutifs de la spécificité de chaque groupe culturel.
Le premier danger est celui de l’hégémonie culturelle.
Le second est celui de la sectarisation et de la radicalisation des cultures.

D’où l’intérêt d’une démarche d’ouverture : le rôle de la Francophonie, dans son espace mais aussi à l’échelle planétaire, est de manifester le droit de chaque culture à préserver son patrimoine, sa physionomie particulière ainsi que les conditions de son épanouissement, et de le conjuguer à une logique planétaire de développement et d’enrichissement mutuel.

Ainsi qu’il l’a été rappelé lors du Sommet de la Francophonie à Beyrouth,
« La culture est à la fois un acquis et un construit, produit d’une constante renégociation avec soi et avec les autres. C’est pourquoi le travail de dialogue entre cultures ne saurait faire l’économie de son élaboration aux niveaux interpersonnels et microsociologiques. »

On mesure alors pleinement que le dialogue des cultures a une vocation politique.
A la fin de la guerre froide, les contours du nouveau système international sont apparus incertains. Certains doctrinaires se sont plu à envisager que les relations internationales seraient enfin placées sous les auspices onusiennes, comme un nouvel Etre Suprême succédant à la bicéphalie est-ouest ; mais ces espoirs n’ont pu perdurer très longtemps, malheureusement. Dès 1993 sous la plume de Samuel Huntington, le concept du « Choc des Civilisations » est venu expliquer et charpenter les micro-conflits qui avaient éclaté ci et là, et, chose extraordinaire, même ceux qui allaient éclater. La nouvelle donne semblait ainsi finalement, et tristement, définie. Mais le fatalisme s’épuise de lui-même.
Par Choc des Civilisations, en définitive, il fallait simplement comprendre Choc des Ignorances.

Dès lors que l’on constate à l’échelle planétaire une accélération sans précédent des dynamiques d’intégration et d’unification, qui transpose une globalisation des marchés économiques et financiers en une véritable mondialisation politique et culturelle, touchant même les sphères privées et les différentes formes du sacré, il y a des inquiétudes à ne pas négliger.
Et, singulièrement, la réponse adéquate à ces inquiétudes ne va que dans le sens d’un enrichissement mutuel.
Là est le gâchis que l’on découvre chaque jour au terme de politiques hégémoniques ou radicales, au terme de mouvements extrémistes et aveugles.

Indéniablement, tout un pan de la communauté internationale prend la mesure de la mondialisation sur le mode de l’hégémonie et de la maîtrise absolue et perpétuelle de l’espace et des richesses. Qui dit maîtrise absolue et perpétuelle de l’espace et des richesses dit mainmise sur le droit et la définition de la norme et de la légitimité.
Or cette conception de la mondialisation non seulement ne peut résister au travail de l’intelligence et de la raison, mais plus encore, elle ne peut que heurter les sentiments et les passions. Et les amener au conflit, dans tous ses aspects, dans toutes ses logiques, dans toutes ses douleurs.

Face à cette conception, l’alternative proposée par le « dialogue des cultures » et la Francophonie consiste à mettre en forme puis en oeuvre des normes internationales qui sont le fruit d’un consensus, élaborées sur des valeurs universelles auxquelles tous adhérent librement. Cela conduit inévitablement à respecter les cadres internationaux de concertation et les procédures qui en découlent.
Parmi les valeurs universelles auxquelles je fais allusion, en premier lieu, on trouve celles qui ont été consacrées par la Déclaration universelle des droits de l’homme et celles des droits inaliénables des peuples.
D’autres valeurs viennent encore se ranger dans ce corpus normatif, dans les domaines de l’écologie, de la santé, de la sécurité, de la solidarité internationale, de l’éthique ; on s’en apercevra plus encore, je le mesure bien, dans les années qui s’annoncent.

Cette alternative à l’hégémonie d’une part et à la radicalisation des identités culturelles d’autre part conduit bien évidemment à la soumission de tous les acteurs de la scène internationale aux contraintes collectives.

C’est sur ce plan fondamental qui a vocation non seulement à traiter les dangers actuels mais également à appréhender les dangers futurs qu’il importe de travailler, ensemble, avec nos expériences, nos sensibilités et nos sagesses diverses.

En prônant et en instaurant ainsi la concertation et la gestion de la politique internationale, et donc en normalisant les politiques étrangères et commerciales de chacun des Etats, l’ensemble des peuples pourront enfin prendre conscience que la politique n’est pas une fin, mais un ensemble de moyens.
Un ensemble de moyens dis-je, au service du développement, des développements.

L’Afrique a besoin de se développer, certes. Mais la France également, les Etats-Unis également, le Moyen-Orient également, la Chine, le Japon, tous les pays, toutes les régions, tous les villages, toutes les entreprises.
Maintenant, dans vingt ans, dans cent ans, dans mille ans.

Une communauté d’intérêts et d’esprit qui ne se développe pas meurt, de la même façon que meurt l’organisme qui ne se développe pas.

L’évolution harmonieuse des cultures locales et nationales prend alors tout son sens.
La confiance, l’autonomie et l’épanouissement des communautés encouragent la création, l’innovation, la production, et donc l’échange, le marché.
L’avènement récent et massif des produits culturels en est le témoin. Qu’ils soient musicaux, cinématographiques, culinaires, touristiques, ces produits représentent une source chaque jour plus importante d’emplois, de revenus, de technologies ; ils sont actuellement essentiels pour la vie économique. Mais ils représentent plus encore. Ils représentent également une source de plaisirs et en définitive, de joies et d’enrichissements intellectuels et sensitifs.
Que serait l’économie sans création ? Et que deviendrait la sensibilité des hommes si le cinéma, la musique, la cuisine et les voyages nous ramenaient sans cesse vers ce que l’on a déjà vu, vers ce que l’on a déjà goûté, vers ce que l’on a déjà compris ?

Le dialogue des cultures participe à la vie. Il la préserve aussi, et en multiplie les saveurs.

Je rappelai tout à l’heure l’apport des phéniciens et l’apparition du premier alphabet de l’humanité.
Je ne serai pas étonné que le Liban propose également la première grammaire interculturelle.
Pour le plus grand bien de l’humanité.
Je vous remercie.